Aventures banales d’Henri Polar [3]

[Où l’on découvre que notre héros s’est peut-être mis dans un sale pétrin.]

Elle avait imité la voix d’un flic pratiquant un contrôle d’identité pour, tout de suite après, me décocher un grand sourire.

– T’as pas un clope ? elle m’a dit.

– Oui, j’en ai toujours en réserve, depuis que c’est totalement interdit ! La contrebande, ça bande !

– Tu m’en offres un ? elle a demandé.

– OK, fais le tour et monte !

Elle a contourné la camionnette, elle semblait pas mal roulée. Elle a ouvert la porte côté passager et a grimpé dans la cabine. Elle m’a regardé dans les yeux et a décrété :

– ­ C’est pas des Marlboro, j’espère…

– Non, rassure-toi, c’est des Craven « A », avec un bout de liège pour caresser ta bouche.

Cela devenait un peu osé comme entrée en matière. Mais j’ai sorti le paquet du vide-poche, je le lui ai tendu et sa main aux ongles rouges en a extirpé le tuyau magique.

– Tu stationnes ici depuis longtemps ?

– Non, ça va, ça vient, tout est affaire de circonstances… Et toi, pas encore couchée à cette heure-ci ?

– Je sors de mon bar, L’Irréaliste, on vient juste de fermer et j’ai vu ton véhicule : marrant, tu es artiste ?

– Si on veut : en fait, il a été peint une nuit par des mecs que je ne connais pas et je l’ai gardé tel quel, je l’aime bien, c’est du street art ou peut-être du highway art…

Dehors, les lampadaires jaunes frissonnaient. Il n’y avait personne dans cette rue, sauf elle et moi : comme si nous étions des personnages à la fois réels et virtuels. Je ne sentais plus le froid et je poursuivrais ma lecture de Lautréamont plus tard, il ne m’en voudrait pas de l’avoir abandonné ainsi pour cette rencontre fortuite.

– Tu crois qu’on va passer la nuit ici à se cailler ? me demande-t-elle, une fois sa cigarette terminée et le mégot écrasé dans le cendrier (il en restait encore sur certains véhicules d’avant la loi du 15 mars 2014), logé près du levier de vitesse.

– Non, je connais un petit hôtel pas loin où on pourra se réchauffer…

Nous descendîmes de la camionnette, je fermai soigneusement les portières à clé (pas de télécommande, ça n’existait pas sur ce modèle de 1987) et on aperçut le petit passage, Cité du Vauxhall, où je me fournissais parfois en confiture d’oranges, garantie anglaise d’origine.

Quand nous pénétrâmes dans le République Hôtel, rue Albert Thomas, je ressentis une sorte d’appréhension, je grimpai les étages de l’escalier en me demandant si je rêvais ou pas. A chaque marche, je reluquais les jolies jambes de ma compagne nocturne qui tricotaient si agréablement : mais quelque chose s’insinuait malgré tout en moi, comme « le canard du doute » d’Isodore Ducasse.

La porte de la chambre, tout en haut, portait le numéro 666.

HP3_DH(Photo : cliquer pour éclairer.)

(Horace Silver, Song for my Father)

[ ☛ à suivre ]

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29 réflexions sur “Aventures banales d’Henri Polar [3]

  1. brigetoun dit :

    beau « rendu » de ces créatures de la nuit dans le véhicule décoré (aime le highwayart) et musique allègrement en accord

  2. Diablement intéressant ..
    Vivement demain !

  3. J’aime.de plus en plus ce récit dramatique — qu’aurait aimé le Francis Scott Firzgerald de « Tendre est la nuit » —, très intense et scandé selon un rythme qui se joue au millimètre, comme une musique explosive et soignée à la fois.
    Dans cette nuit de surprises c’est la réalité se déroulant au dehors de la camionnette qui prend le dessus, en rendant le suspens de l’action parfaitement métronomique.
    Même ce bar « Irréaliste » — réellement existant ou tout à fait possible dans une ville comme Paris —, assume cette fonction d’envoûtant « décalage de la vérité ».

  4. Christiane dit :

    Horace Silver… Quel mystère… Nous ne savons donc pas…

    Quant aux aventures d’Henri Polar, autre mystère… Le théâtre off de Dominique Hasselmann… La nuit…Dans le castelet d’une estafette, à la lueur d’un réverbère, entre poésie et gouaille, un homme, une femme… Une belle atmosphère de polar dans cette aventure qui vacille entre Lautréamont, Carco et Carné. Ouvrons les portes de la nuit avec Henri Polar l’insomniaque……

  5. Il n’y a pas de mystère Silver, il est juste un grand musicien, principal artisan du style hard bop et compositeur d’innombrables chefs d’œuvre dont, très bon choix, ce « Song for my Father »

    • @ Chesnel : mystère (ça rime) surtout pour son décès, annoncé hier sur France Musique vers 18 heures, puis vu démenti sur Internet (ouvrir lien dans ma réponse au premier commentaire de brigetoun plus haut).

      Le lien mis sous son nom, après le lecteur musical, renvoie à Wikipédia qui ne mentionne toujours pas, ce matin, sa mort.

      Sinon, oui, pianiste et compositeur de haute volée.

      • confirmation par communiqué d’excuse par France Musique : HORACE est bien vivant, youpi, plus de mystère

        @ Chenel Jacques : MERCI !
        L’info, nulle part reprise en France par la presse, et affichée uniquement sur le site de France Musique…, me parut bizarre dès hier soir à 19 heures, vu ce site américain (voir lien dans ma réponse au commentaire de brigetoun) consulté plus tard en rentrant !

        Horace Silver brille toujours. D.H.

  6. Alain L dit :

    brrrr, on frissonne… ou on salive, c’est selon.

  7. godart dit :

    Contrairement à Jules Renard qui pensait que le meilleur moment de l’amour, c’est « qu’en on monte l’escalier », Henri Polar ressent « une sorte d’appréhension ». Toutefois, cela ne semble pas paralyser notre héros au point d’ignorer « les jolies jambes de sa compagne ». Montrant ainsi sa détermination à aller de l’avant, ignorant tout comme les trains, la marche arrière.

  8. Dominique, quand annoncerez-vous le mariage d’Henri Polar avec Henriette Risatrice afin de faire une belle polarisation ?

  9. Désormière dit :

    Diable ! Les événements prennent une ténébreuse tournure.

  10. Zoë Lucider dit :

    Aurait-il rencontré sa Vanda?

  11. PdB dit :

    En tout cas, y’a pas que les lampadaires qui frissonnent… il ferait mieux de sortir couvert, notre ami Polar (dans le rock’n’roll hôtel)

  12. la photo, c’est au POLARoÏd ?… le véhicule me fait songer à Cortazar et son combi Fafner dans « Les autonautes de la cosmoroute » écrit avec Carol Dunlop (*****)

    • @ Chesnel : presque, car elle a été prise avec un simple smartphone Samsung… Androïd !

      Je ne connais pas, hélas, ce Cortazar imprévu.

      • à lire pour le fun : un voyage Paris-Marseille sur l’autoroute en combi s’arrêtant chaque jour à une aire de repos… génial, cela devrait être dans tes lectures

        @ Chesnel Jacques : OK, merci ! D.H.

  13. Ton personnage est bien vivant et sympa ! Il grimpe toujours avec légèreté sur le fil…

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