(Paris, canal Saint-Martin, 27 septembre. Agrandir.)
Le pont lui-même n’était pas un rêve mais un sommeil persistant parfois dans la journée qu’elle enjambait sans pouvoir s’en rendre compte. La notion d’heures, de jour ou de nuit, avait été abolie, un magma de sensations incontrôlables avait pris le pouvoir subrepticement dans son cerveau. Quand elle rencontrait quelqu’un, peu lui importait de lui dire « bonjour ! » ou « bonsoir ! », l’indifférence au temps réglait ces modifications de température intérieure ou extérieure. La météo, grande cause nationale, représentait un ridicule épiphénomène à ses yeux clairs. Elle naviguait ainsi dans une atmosphère style entre chien et loup, dans un tunnel plus ou moins éclairé selon ses désirs du moment.
Le petit malin qui avait peint l’inscription blanc sur vert renvoyait à ce que l’on appelait une maladie qu’elle connaissait bien mais le « k » était plus son problème que le sien. Quand elle plongeait – mais pas encore depuis la passerelle – « dans les bras de Morphée », c’était avec délice (et orgue, souvent) car elle savait que sa traversée des songes serait non limitée, sans borne ni réveil politique, avec seulement une radio qui se déclencherait de manière inopinée grâce à un système de programmation aléatoire, alors elle se lèverait à 9 heures ou à midi ou l’après-midi ou à la nuit tombante sans que personne ne s’en aperçoive – elle vivait seule et heureuse – et vaquerait ou pas à ses occupations, les yeux ouverts ou fermés.
On lui avait conseillé certains médicaments aptes à la faire sortir de son « sommeil dogmatique » : elle avait essayé, entre autres potions magiques, les neuroleptiques qui l’avaient laissée sceptique. Même la coke la colla un temps. Mais finalement elle se satisfaisait de cet état de nonchalance – « no chance ! » ou « no futur ! » – et se plaignait d’une seule chose : son propre prénom, Ève, qu’elle confondait parfois avec cauchemar.
D.H.