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Au lieu de Valenciennes (Nord)

Atelier d’écriture N°4 de François Bon, intitulé « du lieu, 4 | Bergounioux lieu public » : ma contribution, parmi de nombreuses autres, a été publiée le 14 janvier dernier sur le site du tiers livre et j’ai le plaisir de la reproduire ci-dessous.

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4cv1_dh(Mon frère Yves, époque « valenciennoise ». Brownie Kodak, photo D.H., cliquer pour agrandir.)

Le Nord, mais on était enfants, c’était presque la Sibérie : des nuages, de la neige, du charbon – déjà un film en noir et blanc – et c’était un nom : Valenciennes, désormais située dans les « Hauts-de-France », jumelée avec Moscou depuis 1991.

Lieux fixes et floutés déjà, le lycée Henri Wallon (parce qu’on y étudiait et vivait en même temps) ; le cinéma « Le Novéac » (parce que cela représentait l’entrée dans un autre monde) ; le club de judo (parce qu’on avait décidé que le sport était un complément d’objet) ; la librairie Marlière où l’on se rendait régulièrement, un autre genre d’église.

On habitait un immense appartement de fonction à l’intérieur du lycée, situé boulevard Froissart, un des chroniqueurs du Moyen-Âge traduits de l’ancien français par mon père. Comme si cette plaque de rue, revue il y a quelques années, concordait fortuitement avec les feuilles qu’il tapait le soir sur sa machine à écrire Japy et qu’il venait nous lire parfois, en guise de contes à dormir couchés, quand on réclamait « les suites ».

Sur le toit du lycée, un dimanche matin, la première cigarette, dérobée dans le secrétaire ciré : des Chesterfield dans un étui métallique avec l’élastique pour les maintenir bien rangées, leur parfum et la sensation de l’interdit découvert, la brûlure dans la gorge. Durant la semaine, une fois les cours terminés, on rentrait chez nous, au lycée, contrairement à tous les autres élèves qui retrouvaient leur maison à l’extérieur. Le soir, par la serrure de la porte au fond du très long couloir, on regardait ce qui se passait dans le dortoir des internes, ils jouaient souvent à s’envoyer des polochons à la figure. On se trouvait ainsi du côté de l’œilleton de la caméra (les figurants ne savaient pas qu’ils étaient espionnés par les fils du censeur) et donc presque déjà au cinéma.

Celui-ci se faisait remarquer par sa structure originale en forme de coupole, il était peint en blanc et son nom de « Novéac » reflétait la nouveauté permanente. Lors de la projection des « Volcans du diable », d’Haroun Tazieff, la salle fut soudain pétrifiée : comme si les projections de pierres noires et de lave jaune et orange traversaient l’écran et éclaboussaient le public sans distinction ni répit. Pendant l’entracte, l’ouvreuse, avec son panier d’osier suspendu à deux courroies de cuir croisées sur sa poitrine, parcourait les allées en vantant ses « bonbons, esquimaux, chocolats glacés !», elle faisait penser à une actrice américaine grâce à son rouge à lèvres.

Deux fois par semaine, il faisait déjà nuit, le « dojo » ressemblait à un petit donjon : il fallait apprendre à se battre et les prises de judo s’énonçaient en japonais Les kimonos de coton épais possédaient une odeur particulière, à la fois celle du propre et de l’exotique, du doux et du rugueux. Les ceintures blanche, jaune, orange, verte enfin, établissaient l’équivalent de galons militaires que l’on décrochait après de multiples batailles. On volait dans les airs mais on nous avait appris à retomber sans peur ni souffrance. Le moniteur, ceinture noire deuxième dan, régnait sur la troupe comme un samouraï dont les ordres étaient lancés de manière indiscutable.

La librairie Marlière ne déroulait pas un tatami sous nos pas. Les livres représentaient des milliers d’histoires qu’il serait hélas impossible de lire toutes ; il fallait faire des choix. On aurait dit un véritable centre culturel et le libraire, Paul, connaissait apparemment tout ce qu’il vendait. Un coupe-papier gravé à son nom marquera encore son souvenir. C’est dans ce lieu que l’on pouvait se procurer facilement et légèrement de l’imaginaire.

DOMINIQUE HASSELMANN *

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