Vols suspendus et dérives désenclenchées

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(Paris, 17 juin, 20:12. Agrandir.)

L’espace s’ouvrait à toutes les possibilités, horizon de plus en plus lointain à transpercer sans heurt, à fendre d’un cockpit conquérant, les nuages étaient survolés comme les vagues d’une mer moutonnière et calmée, aucun autre concurrent ne croisait dans les parages, le vent s’était tu, aucune feuille n’atteindrait cette altitude, elles étaient mortes sitôt nées, le ciel se la jouait comme sur un billard à l’infini même si sa toile n’était pas faite d’un feutre vert, aucune boule de couleur ne venait en choquer une autre, ici la sérénité olympienne régnait, le silence des moteurs interrogeait mais les virages se prenaient au plus près de la corde, le capitaine s’était présenté et l’on savait donc qui pilotait même s’il ne nous avait pas montré son permis de conduire, nous, sages passagers de son bus de l’air comme peroxydé ou rafraîchi dans cette hauteur équivalente au sommet de l’Himalaya (pas besoin de bouteilles d’oxygène ou de lunettes à la Tazieff), nous, soumis à son « expertise », à son bon vouloir, à son non-endormissement soudain, à une syncope imprévue, à l’arrêt de son propre moteur interne faute de gasoil ou de carburant bio, nous, dans ses mains non tremblantes, ses manches galonnées, son regard bleu méditerranéen, et son copilote demeuré anonyme qui pourrait toujours servir de roue de secours en cas de clash, d’amerrissage forcé ou d’alunissage, qui sait, il n’y avait plus de repères, de bornes, de panneaux indicateurs, de navigation par satellite, il fallait juste se fier aux instruments de bord et à leur musique mécanique, bientôt on tirerait au sort ceux qui auraient le droit de prendre l’avion (ou bien il suffirait de payer la somme astronomique réclamée aux irréductibles), désormais tous les vols étaient suspendus et les dérives désenclenchées sous conditions, les plus lourds que l’air rivalisaient avec les SUV sur terre mais leur accès était maintenant réservé à quelques privilégiés, la foule ou le peuple devraient se contenter de lever la tête et d’admirer, de temps à autre, le parcours lent et déterminé d’un aéronef dans le ciel de Paris : aujourd’hui, l’été allait décoller sans interdiction.

(Modern Jazz Quartet, Fontessa)

D.H.

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26 réflexions sur “Vols suspendus et dérives désenclenchées

  1. quel superbe flux de mots, et quelle anticipation qui n’en est presque pas une

  2. Robert Spire dit :

    Comment résumer ce beau texte sur la grande dérive à l’œuvre… peut-être à une histoire de ceinture ? En haut, elle est de sécurité (écologie non punitive), en bas pour les sans-dents, elle est de privations continuelles (sobriété raisonnable). 😉

  3. Beau texte pour une dystopie indésirable.

  4. maudsebier dit :

    Beau texte signant un retour dans le passé (ce qu’ont ressenti sans nul doute les premiers passagers aériens) avant d’évoquer un désenchantement dont l’effet me semble cathartique. 😉

    • @ maudsebier : la catastrophe climatique met en jeu l’avenir du transport aérien dont les spécialistes prévoient pourtant un développement exponentiel (et explosant dans le ciel)… 🙂

  5. Godart dit :

    Suspendu à vos mots, le Modern Jazz Quartet nous maintient en apesanteur. En espérant toutefois que le copilote ne quitte pas son anonymat en devenant un disciple d’Andreas Lubitz.

    • @ Godart : Je n’ai pas pensé un instant à cette… « bombe humaine » (le 24 mars 2015), dont je me souviens maintenant : une sorte de vol kamikaze, à l’instar de l’attentat contre les Tours jumelles à New York (11 septembre 2001)… 😦

      • Godart dit :

        Merci pour le lien. Incapacité de se mettre mentalement à la place des passagers dans ces tragédies.

  6. Francesca dit :

    Beau texte !!!

  7. Rita DR dit :

    J’aime beaucoup votre texte, Dominique, cette inversion de conscience, notre cerveau remis entre les mains du pilote – qui s’endort, peut-être… Boum !

  8. JEAN-PIERRE dit :

    A l’aube des années 60, j’écoutais le MJQ et Fontessa sur le Teppaz de mon  » grand » cousin…
    Aujourd’hui mes neveux et leurs copains.ines ne jurent que par Nekfeu et Kariis ( pute-pute-pute).
    The Times they are a-changin’…
    Yes, they do! 🎼🎵

    • @ JEAN-PIERRE : Je ne connais pas ces Nekfeu et Kariis, mais chaque époque a ses vedettes et ses têtes de gondole… Par contre, j’ai toujours le 33 tours de Bob Dylan auquel tu fais allusion… 🙂

  9. PdB dit :

    MJQ !!! MJQ !!!

  10. […] (on sait mon dégoût profond des chaussures pointues ? il a été augmenté par les fioritures qu’elle portait aux ongles – on ne les voit guère – il s’agit de petits nœuds dorés – on peut sans trop d’ostentation dire que c’était la fête à neuneu) j’allais rejoindre mon ami le Chasse-Clou […]

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