Vers l’horizon perdu [1/2]

Le tiers livre et scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de « vases communicants » : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement. Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.

La liste des participants de ce mois et la recension de l’exercice sont établies par Marie-Noëlle Bertrand qui a succédé à Angèle Casanova, après la gestion réalisée par Brigitte Célérier.

Aujourd’hui, j’ai le grand plaisir de publier ici un texte de Françoise Renaud, tandis qu’elle m’invite sur son blog Terrain fragile.

Nous avons échangé deux photos et écrit un texte à partir de celles-ci et du titre imaginé : « Vers l’horizon perdu ».

________________

quai-de-valmy-paris-10e-22-11-16_dh(cliquer pour agrandir.)

il sortait en général avant la tombée de la nuit — sans doute qu’il n’aimait pas le soleil —, il sortait de l’immeuble et se faufilait dans le flot des voitures et des passants en se faisant remarquer le moins possible — sans doute qu’il n’aimait pas se distinguer non plus, raison pour laquelle il portait des vêtements de couleur neutre, pantalon gris, gabardine d’un genre que tout le monde porte en ville et qui n’éveille aucun soupçon, jamais de chapeau ni autre fantaisie

tout de même cette façon singulière qu’il avait de se glisser entre les éléments qui encombraient son parcours : arbres, bancs, lampadaires, poussettes, fourgonnettes, laissait imaginer qu’il était suivi ou même étroitement surveillé ou qu’il pensait l’être, ce mouvement rapide du bras qui rabattait le pan du manteau tout en jetant un regard derrière lui, cette inquiétude perceptible au front, cette accélération du pas, cette réticence à dire parler sourire, même au boulanger qui lui servait quotidiennement sa baguette de campagne, voire un gâteau le samedi soir, rarement deux, ce qui laissait supposer qu’il vivait seul dans cet immeuble d’où il avait surgi comme en retard juste avant la fermeture des boutiques du quartier, certaines demeurant éclairées au-delà des horaires affichés sur la porte, chose qu’il avait bien notée et dont il profitait souvent

à vrai dire parler n’était pas nécessaire dans sa situation puisque le boulanger savait exactement ce qu’il voulait — tous les jours la même chose et même qu’il la lui mettait de côté, sa baguette —, pour ce qui était du gâteau il le lui désignait du doigt à travers la vitrine avec un pincement de lèvres et à l’épicerie il déposait sur le comptoir ce qu’il avait glané dans les rayons, d’ailleurs tout se passait dans une effervescence liée à tous ceux qui entraient et sortaient et aux conversations qui se croisaient, ce qui lui permettait d’échapper aux échanges de politesses, et il se contentait de saluer d’un signe de tête en sortant, du coup personne ne savait rien sur lui : sur son histoire, sur ce qu’il faisait comme métier, s’il avait une famille, des enfants, si même il était né ici ou s’il avait débarqué un jour de l’étranger, s’il avait été artiste ou auteur d’actes héroïques, en tout cas sa tenue était propre et soignée, là-dessus rien à dire, et il ne faisait de mal à personne, après tout c’était son droit de rester silencieux et de marcher furtivement en regardant derrière lui

en fait il était attentif au crépuscule dont les lueurs le bouleversaient — il n’aurait su dire d’où ça lui venait ni pourquoi, quelque chose d’attaché à sa petite enfance —, oui ces lueurs capables de projeter de la féérie au ciel l’impressionnaient, c’était là son ultime horizon avant le grand noir, et comme il ne voulait pas rater une opportunité de le saisir, surtout quand il avait plu ou allait pleuvoir — les palettes violettes et orangées étaient alors plus puissantes — et comme la toile se modifiait à chaque seconde, il se retournait encore et encore, et cette fois il avait bien fait, le ciel s’était embrasé d’un coup et la façade de l’immeuble était devenue rouge au point qu’il s’était arrêté net, sac de courses à bout de bras, un landau l’avait heurté et le bébé s’était mis à pleurer, forcément la mère avait grommelé, s’arrêter au milieu du trottoir comme ça brutalement, il aurait pu faire attention tout de même, tandis qu’il regardait l’univers fantastique projeté une paire de minutes au-dessus de sa tête

il ne s’était pas aperçu qu’il avait commencé à grignoter sa baguette

et quand le noir avait dominé la couleur il avait regagné son appartement, essayant de conserver en mémoire ce décor éphémère, peut-être qu’il l’avait écrit ou dessiné, allez savoir ce qui se passe dans ces chambres où les gens vivent et ressentent plus ou moins vivement leur solitude après avoir surpris et perdu la beauté, espoir proposé sitôt retiré

texte : Françoise Renaud

photo : Dominique Hasselmann

Tagué

26 réflexions sur “Vers l’horizon perdu [1/2]

  1. brigetoun dit :

    la vieillesse solitaire mais le petit moment de beauté bue (hors des yeux des autres)

    • La solitude, oui. La vieillesse aussi (le personnage n’est sans doute pas jeune, je ne sais pas exactement). Elle renforce encore le sentiment d’isolement dans la ville.
      Merci pour votre commentaire.

  2. Alex dit :

    j’ai eu aussi ma période – vivre la nuit et dormir le jour. Mais j’aime trop les nuances de la lumière naturelle…
    Une grande amie, peintre et poète, Angèle Louradour, me disait : « c’est délicieux de vivre un horaire à l’envers des autres, ignares, bêtes et grossiers…ne plus les croiser que furtivement ! »
    Il est vrai qu’elle avait subi de grandes souffrances, comme d’autres adeptes du rythme inversé, que j’ai pu connaître.

    • Merci pour votre commentaire matinal…. je le découvre avec le soleil entrant dans la petite vallée où j’habite
      Oui, vivre à l’envers des autres dessine d’autres espaces au quotidien, apporte un certain piment ou souligne sa difficulté à avancer dans le sillon du jour.

  3. Désormière dit :

    Etre ainsi entraîné dans un récit où couve le mystère et peut-être une révélation, pour finalement découvrir la simplicité d’un enchantement. Là est un plaisir du lecteur.

  4. Francesca dit :

    Après une certaine tension maintenue par l’attitude prudente, voire méfiante du personnage, on est un peu honteux d’avoir espéré un final plus radical.

  5. CONTI Lydia dit :

    Admirer les couleurs du ciel, la gamme des nuages et leur changement de tons, le personnage doit trouver un certain plaisir à grignoter sa baguette sans même s’en rendre compte, complètement absorbé par sa vision. Moment magique!

  6. De nouveau un bel et accrochant récit, embarquement immédiat pour un vol à raz le bitume mais le nez dans les étoiles… là où se niche le mieux la solitude et la beauté du monde. Cet « Homme sans qualité » est décidément bien sympathique…

  7. Godart dit :

    Très beau texte, plein de sensibilité. Toujours émouvant de relier de façon furtive la vieillesse d’avec l’enfance et d’y percevoir l’essence de la vie. Une réussite qui mériterait d’être publiée.

    • Merci pour votre délicatesse… je mets toujours le maximum dans chacun de mes textes, et presque davantage quand ils sont courts

      • Godart dit :

        Alors, en route pour des nouvelles.

      • Texte court, nouvelle, roman, c’est un exercice, un travail de précision.
        A propos de nouvelles, l’une d’elles publiée tout juste maintenant ces jours-ci dans une belle revue artistique et littéraire la Piscine
        ce n’est pas pour faire de la pub, mais elle est vraiment belle !!

  8. PdB dit :

    on adore quand il ne se passe rien – tout peut arriver, tout est là – on adore ça, cette lumière du soir, le lent passage de l’eau du canal, il n’arrive rien mais tout passe…

  9. Sylvie... dit :

    Avec un petit goût de croute bien cuite.

  10. Arlette A dit :

    Instants de vie , que les mots enrobent d’un peu de chaleur douce par ce grignotement du quignon de la baguette , comme un retour d’enfance
    Beau texte

  11. Nouvel dit :

    Quand il ne se passe rien, alors, tout est possible. Certains ont vécu ainsi, en se disant qu’il valait mieux attendre, puisque la vie n’avait pas commencé, elle ne finirait pas non plus… Et on vit chaque jour comme s’il était identique au précédent. Merci pour ce joli texte!

  12. jacqueline vincent dit :

    L’éphémère, la solitude, la beauté d,un rayon de soleil sur une façade urbaine… ce texte réaliste et poétique vient nous rappeler, chère Françooise, combien nous ne savons plus voir cette beauté que nous croisons quotidiennement mais surtout lever les yeux sur des solitudes que notre regard pourrait illuminer de millions de soleils.

    Merci à toi pour ce rappel au moment des fêtes de Noël. Jacqueline.

Laisser un commentaire